(Extraits du livre “édition Mentawaï)
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AVANT PROPOS DE L’AUTEUR
Une vie de contre et de rencontre
Je présente ici trois années de travail. Il est bien évident que cette histoire a commencé bien avant. Pour paraphraser Henri Matisse, plus exactement cinquante-cinq ans et trois de plus.
Il est possible que cette aventure artistique commence lorsque adolescent j’errais de jeudi en jeudi au muséum d’Histoire naturelle, passant d’un pitoyable Esquimau empaillé à des kilomètres de volatiles et autres masques emplumés. Tous avaient voyagé mais donnaient peu à lire hormis de vieilles étiquettes manuscrites et jaunies. L’odeur de poussière faisait en somme bon ménage avec les senteurs exotiques des ex-colonies.
Par d’affligeantes négligences parentales, livré un peu à moi-même, j’errais ces jeudis, ces samedis et les dimanches aussi vers un échec scolaire programmé qui me fut largement profitable.
Je faisais alors avec un jeune ami du collège le « concours du dernier de la classe ». Cette provocation adolescente et suicidaire énervait passablement l’institution. La sanction ne se fit pas attendre ! Vengeur et notoirement furieux, le militaire en retraite qui dirigeait l’établissement, pas peu fier de son coup, notifia sur mon bulletin d’orientation ces termes on ne peut plus méprisants : « vie active ou BEAUX-ARTS » ! Vie active à l’époque voulait dire « racaille », « Beaux-Arts » étant, je le suppose aussi une insulte. Mon professeur de dessin, solidaire et probablement pas dupe, me sauva grâce au « coup de crayon » qu’il m’avait découvert.
Effrayé à l’idée d’être actif, je me lançai par défaut : « allons donc pour Beaux-Arts » ! Un minimum de culture artistique allait certainement m’être demandé et, modérément convaincu, je franchis timidement la lourde porte du musée des beaux-arts. Le vide, la poussière imaginée, l’ennui et le silence pesaient tout au long de grandes salles, entrecoupés de craquements de parquet sous le pas boiteux d’une gardienne catarrheuse et poilue. Des kilomètres de peintures gigantesques, des noms inconnus : Élie Delaunay, Latour et un certain Bruegel. Quant à savoir qui était ce Monet et cet autre Kandinsky esseulé, il y avait fort à faire. Comment comprendre, que retenir ? Pas un texte, pas un guide pour déniaiser mes 17 ans ; la grosse dame boiteuse (veuve de guerre sans doute) ronflait maintenant sur un banc…
Je passerais donc l’été à dessiner, à peindre et à lire, lire beaucoup et rattraper le retard – moins compliqué qu’il n’y parait. Mais plus de collège, plus de colonel, pas de lycée, une confiance parentale ordonnée par une désinvolture effarante. Libre mais déterminé je travaillai enfin avec grand intéressement et quittai l’adolescence sans regret.
Reçu à l’École des beaux-arts, sauvé par le gong et par mon coup de crayon, ma vie devint précisément active ! Un comble…
Le plus jeune de ma promotion, j’ai tout juste 17 ans, j’ai le sentiment d’être un usurpateur et je côtoie de grands barbus révolutionnaires, des artistes maudits, des intellectuels et leurs égéries. Je dessine et je peins des crabes et des radis, quelques copies d’antiques aussi. Puis je découvre et croque, autorisé, quelques corps plus vivants. Les effluves de mai 68 flottent tardivement dans les couloirs de cette école un peu dépassée par « les événements ». L’art conceptuel s’immisce et l’art contemporain prend ses aises, je ne comprends rien à Catherine Millet, je découvre Karl Marx, Nicolas Schöffer, Frantz Fanon, la sociologie, René Dumont, l’ethnologie et Jean Rouch que je remercierai plus tard de m’avoir fait découvrir le monde autrement. Mes études sont entrecoupées par de longs voyages que ces lectures et le cinéma de René Vautier m’inspirent ; j’ai 20 ans dans les Aurès et dans les semelles aussi.
En 1975, diplômé de cette École salvatrice, un clin d’œil me provient de la Villa Médicis, mais il est déjà trop tard : les corps nus que je peins sont et seront ceux des enfants faméliques du Sahel et du Bangladesh. À la frontière d’un certain sectarisme je deviens le peintre des « damnés de la Terre ». Je suis emporté (happé) par un vent de révolte et de sable sur les routes et les pistes sahariennes. Pas très raisonnable, mais « adieu et merci pour tout ». Au revoir la vie d’artiste ! Il y a plus important je pense…
Mes amis artistes sont consternés…
Mais c’est un fait : les pratiques artistiques contemporaines me semble dérisoires, décalées, compromises, corrompues. Je n’ai d’ailleurs aucun discours et, en matière d’art je suis d’une inculture contemporaine effarante… Je vais tourner la dernière page d’un livre qui ne me semble pas en phase avec le monde que j’ai entraperçu.
Je ne reviendrai jamais à l’art. D’autant qu’un nouvel académisme s’y est imposé, où la poudre aux yeux usurpe la poussière et où le « savoir dire » prend la place du « savoir-faire ». Ainsi, prenant le pouvoir resté vacant, cette nébuleuse intellectuelle et savante prétend nous interroger sur la question des incertitudes… Il faut bien reconnaître que l’art contemporain ne manque pas d’humour ! Je me sens… je vais être de toute évidence un « ringard », et je le serai longtemps : je sais peindre, dessiner et je sais sculpter. Quelle horreur !
Cette forme très particulière d’art contemporain s’est emparée de tous les champs de la création laissant, condescendante, juste un peu de place à la peinture décorative de province. L’art doit être dans la norme ou plaisant ! Je ne me trouve pas d’issue… En 1977 je fais une tentative universitaire à Paris Vincennes très politisée à l’époque, et ces quelques années n’apporteront à cela que confirmation. En ces lieux des réseaux se mettent en place et les révolutionnaires d’alors sont aujourd’hui dans les meilleurs ministères. Pour faire le passage entre l’art et ma question des débordements de l’espèce humaine je ne trouve pas de réponses sauf à prendre les armes. N’est pas « Le Che » qui veut ! Je n’ai pas choisi le bon réseau sans doute. J’aurais peut-être dû écrire, faire une école de journalisme ou de cinéma. Trop tard. J’abandonne tout, et me replie. Fausse route !
Mes amis artistes et les autres, intellectuels, sont consternés…
Je laisse – sans vouloir trahir – cette famille artistiquement et politiquement adoptive pour créer la mienne, la plus romantique, la plus aimante, la plus simple et la plus rassurante.
Amour, femme et enfants et pour nourrir ce petit monde, je fais petit prof d’art, je diffuse le programme pédagogique de l’Académie et tant qu’à faire, à l’École Normale ! Après mes frasques adolescentes cela confine à la rédemption ! Je coupe court à ce malentendu qui m’amenuise et me dévore de sa bienveillance en quittant un peu minable, l’institution maternante, protectrice et alimentaire. Sans rancune j’espère… je démissionne en m’excusant presque du dérangement.
Les années qui suivent se montreront plus amusantes, plus ouvertes, mais plus futiles aussi. Allant rechercher dans mes savoirs académiques je fais maintenant le sculpteur industriel et diffuse par moulage des milliers de copies d’antiques.
Des égyptiens, des grecs, des précolombiens, jusqu’à quelques Rodin… Me voilà chef d’entreprise. Avec cette traversée de la vie en diagonale je m’aperçois qu’il est assez simple et rudimentaire de gagner très bien sa vie et de faire des concours de réussite financière, de belles voitures, avec des adipeux cyniques encravatés du cœur et un gésier greffé à la place de l’âme. Cela mérite d’être vécu, mais il faut aimer les rencontres !
Je ne regrette rien car là aussi j’ai appris beaucoup. À cet instant précis, une journée mémorable, un temps charnière va se présenter. J’en remercie la vie.
A la fin d’un déjeuner d’affaires mes convives repus concluent de concert « … en fait Lionel vous n’êtes pas un homme d’affaires, vous êtes un artiste !… » Quelques heures plus tard avec la même gourmandise et la soif d’échanges je passe au dîner, cette fois avec des artistes allant des maudits aux nantis. Leur conclusion avisée, voire avinée se fait aussi joviale et sarcastique : « … en fait Lionel vous n’êtes pas un artiste, vous êtes un homme d’affaires !… ». Les uns comme les autres étant accompagnés des mêmes aguichantes plantes vertes à talons aiguilles, il m’est impossible de choisir entre les faux Chanel et les vrais Chacok… Au revoir et surtout merci pour cette belle journée. Fermez le ban, vous m’aurez bien fait rire ! La France est un beau pays, avec plein de tiroirs, du signifiant, de l’insignifiant et du signifié. Admirable, admirée, contradictoire et pittoresque, beau sujet entre le Latin et le Teuton. Roland Barthes n’aurait pas rêvé mieux !
Enfin je comprends que je ne saurai jamais qui je suis, ce qui a peu d’importance en somme. Mais que personne ne puisse jamais le savoir restera le meilleur abri.
Reste que je dois trouver autre chose, un autre terrain de vie. L’ennui me renvoie à mon adolescence et provoque chez moi des pensées morbides.
A la faveur d’une belle rencontre avec le metteur en scène Hugues Charbonneau, je vais découvrir « le spectacle vivant ». Quelques décors de théâtre et très vite d’autres belles rencontres. Je vais passer vingt ans de bonheur à faire le « décorateur » de cinéma, et plus sérieusement encore le « scénographe » de nombreux festivals, principalement celui des Escales de Saint-Nazaire consacré aux musiques du monde et me lier d’amitié avec son directeur Patrice Bulting.
Je vais grâce à lui rencontrer des musiciens et des artistes du monde entier. Des Cubains, des Manouches, des Indiens, des Africains. Ceux-là, ces passeurs d’âmes et de frontières vont sans le savoir me ramener bien involontairement à la case départ. Ils me plaisent, ces artistes sans frontières. De quoi parlent-ils, que portent leurs chants ? Que nous renvoient-ils de ces contrées lointaines ?
De ces rives du fleuve Niger, des mangroves cubaines, des bidonvilles planétaires, des percussions de cœurs battants traversent les océans, pacifiques.
En fait, pas de chaînes, pas de passé, pas de haine. Peu de « mémorial » de leur côté, peu de « pathos ». Évoquant deux cents ans d’esclavage, ils parlent du « grand dérangement » ! Le temps de l’espoir a commencé pour eux il y a bien longtemps avec les sinistres Pizarro, Cortès et autres conquistadors incultes, pires encore…
La souffrance et les persécutions n’ont jamais fait l’identité d’un peuple.
J’écoute depuis ces chants d’amour toujours vivants de brousses lointaines, d’Afrique, d’Amazonie, d’Asie, échos surnaturels, extravagants, de tous nos outrages. Et résonnent en moi les incantations des Indiens d’Amérique comme je lisais à vingt ans Le cercle des feux de Jacques Lizot ou les textes réunis par T. C. McLuhan dans Pieds nus sur la terre sacrée.
Ils sont d’une beauté sublime.
J’écoute aujourd’hui le chef Raoni nous parler de sa terre, de La Terre comme mère nourricière ; ces hommes et ces femmes nous parlent de notre planète comme terre commune. Sans rancune et sans haine ils nous parlent d’eux, ils parlent aussi de nous et de notre bien en partage. De nos négligences de nos sempiternelles grossièretés.
En effet le temps n’est plus aux massacres, aux évangélisations béates et brutales, il n’est plus celui des colonies. Depuis le XIXe siècle la donne a changé, les méthodes sont plus industrielles et plus lisses. À terme pour tous : l’eau le gaz et l’électricité et, dans toutes les cases SVP ! Pourquoi pas un 4×4 par habitant et une console de jeu pour chaque enfant d’Amazonie ?
L’idée est toujours d’une grossièreté à se faire retourner Lévi-Strauss dans sa tombe !
La mondialisation aujourd’hui provoque des dégâts plus lourds encore et probablement irréversibles. De Tchernobyl à Fukushima, des océans dévastés à la déforestation improvisée, la liste est longue. Les surcharges pondérales dans les pays occidentaux bien qu’obscènes, caricaturales et pathétiques sont symboliquement et historiquement suffisantes, MERCI !
À ce même moment disparaissent « les Hommes-fleurs » d’Indonésie, les Mlabri d’Asie, les Mapuches de Patagonie. Les enfants du monde se noient dans la boue et ceux de Calcutta se baignent dans le cloaque de nos déchets industriels. Les Himba s’alcoolisent à l’entrée des superettes tout comme auparavant les Indiens se noyaient dans « l’eau de feu » distillée par les colons et « le rêve américain »…
Disparaissent avec eux et s’engloutissent à jamais le respect et la dignité des peuples et des cultures.
Pour la planète les choses vont de conserve : après les bisons, après les baleines, après la banquise, après le plancton… l’ozone ! Le Sapiens devient son propre prédateur…
Voilà de quoi poser les choses. Voilà de quoi se calmer. Voilà pour moi plus qu’il n’en faut pour envisager l’avenir, d’autant que dans mon petit hexagone d’Europe et dans ma vie de scénographe performant, serviteur et agité moi aussi, « tout fout le camp » : la culture référente vire au spectacle et le spectacle au divertissement. Je n’y peux rien. Guy Debord m’avait pourtant prévenu.
Mes amis artistes sont maintenant franchement agacés.
« Lionel arrête tout, on te l’a assez dit : fais de l’art ! »
Avec l’âge, le temps qui file et ces avertisseurs, je tends mieux l’oreille vers ces amis comme j’entends toujours répétitifs et insistants ces chants lointains… Est-ce Hathuey, est-ce Poriborihoué qui m’appellent aussi ?
En 2009 j’ai 55 ans, j’ai fait le tour de tous mes métiers et je suis revenu indemne de tous les culs-de-sac. Sans nul doute : une vie de « contre » et de rencontres, irritable d’un côté, serviteur et solidaire de l’autre. Je commence à fatiguer et je n’ai toujours rien fait d’important…
Une dernière porte qui s’ouvre, presque une injonction…
Je fais au Maroc une rencontre décisive, salvatrice peut-être et je la souhaite sans retour, sans appel.
Alain Billy dirige alors l’Alliance Franco-Marocaine d’Essaouira. Il est écrivain, humaniste. Un homme de cœur et d’action qui a exercé ses missions culturelles dans le monde entier. Aucun déplacement sans son carnet à dessin dans la poche, un maître.
Cet aventurier de la Terre envisage sérieusement de replanter « l’Arbre du Ténéré ». Rien de moins ! Devant l’évidence et la dimension symbolique du projet, des philosophes emboîtent le pas, des grands reporters, des scientifiques, des artistes et des mécènes s’engagent avec lui.
J’ai l’honneur d’être sollicité plus tard. Pour la plantation de cet arbre je lui propose d’inviter les représentants mondiaux des peuples dits « premiers ». Rien de moins non plus !
À la même période un récurrent débordement de l’espèce humaine s’infiltre sous les sables du Niger. C’est un conflit sanglant dans toutes les régions du Sahel.
Le projet est abandonné.
C’est pour cette raison et c’est de cette rencontre que le projet LES TERRES DE L’HOMME a pris racine ; je suis une sorte de branche encore irriguée de cet arbre précédemment arraché.
« Voilà, mon ami Alain, ces hommes et ces femmes représentants de la Terre, représentants des peuples autochtones, vont se réunir pour faire le tour du monde. Ils planteront ensemble dans la « terre première » des graines de culture, des graines de sagesse, des graines de savoir et des graines de respect. Des graines de raison.
Et c’est moi, artiste enfin, qui vais les élever de mes mains.
Ces hommes et ces femmes seront de terre et d’argile.
Un jour avec eux, et ensemble, nous replanterons ton Arbre du Ténéré. »
Maintenant je veux bien faire artiste.
Voila, c’était un peu long, d’autant qu’en commençant cet ouvrage je ne voulais pas parler de moi. Je pense malgré tout que vous comprendrez mieux pourquoi tous ces personnages sont là à nous regarder/interroger
P.S. Il est notoire que mon directeur d’établissement scolaire, militaire en retraite n’avait pas le sens de l’orientation !
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